THIERRY GUTKNECHT
ASSISTANT SOCIAL ET PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

Conférence donnée par Thierry Gutknecht le 31.10.2017 au Bilboquet à Fribourg, dans le cadre de l’Assemblée générale de La Tuile.

Thierry Gutknecht travaille comme assistant social auprès du Réseau fribourgeois de santé mentale et enseigne la philosophie – éthique, philosophie de la culture, philosophie de l’art, etc. – dans différentes écoles de travail social en Suisse romande. Il a publié l’ouvrage Actualité de Foucault. Une problématisation du travail social, paru en 2016 aux éditions ies, Genève.

« Je commencerai par deux partis pris de La Tuile, tout à fait significatifs et qui permettent de réfléchir sur ce thème de la convivialité. Tout d’abord, premier parti pris, celui de ne pas limiter son action dans le seul domaine du social, mais de chercher au contraire et surtout à relier les différents champs de la société, de les faire se rencontrer dans la durée et la qualité. L’ouverture du café socio-culturel Le Tunnel est en quelque sorte la suite logique d’une telle intention,  partant de l’idée que les différents acteurs – usagers, professionnels, bénévoles, entre autres – tirent profit  de la rencontre de ces différents domaines, social, culturel, artistique, économique, etc. Le second parti pris est que l’on ne peut se cantonner ou se satisfaire de cette temporalité qu’est l’urgence. Comme l’a relevé Eric Müllener lors de la Table ronde organisée pour les 15 ans de Banc Public, désormais plus de la moitié des activités de La Tuile consiste à intervenir dans une temporalité autre que celle de l’urgence. Ce passage symbolique témoigne de l’importance donnée à une dignité de la personne comprise comme la possibilité qu’a cette dernière  de réinscrire son parcours dans le temps plus stable de l’intégration d’un logement et de la maîtrise de son environnement et des différentes dimensions de son existence.

Ces deux partis pris – ne pas se limiter au champ du social,  ne pas se satisfaire de l’urgence – apparaissent à vrai dire comme deux enjeux aujourd’hui centraux du travail social et de la société. Ils posent la question de l’articulation et de l’équilibre entre les différents champs en question – éviter qu’un champ, l’économie par exemple, ne dicte ses règles aux autres et ne devienne « sans finalité », selon l’expression de Jean-Claude Jaquet (Rapport annuel 2016 de La Tuile). Ils posent également la question de l’articulation et de l’équilibre entre les différentes temporalités – éviter que nous soyons pris dans des accélérations multiples, techniques, rythmes de vie, changements sociaux, au détriment d’autres temporalités. Mais encore, et au vu de la place désormais significative du travail social dans notre société, une autre question essentielle tient sans doute dans la place qu’entend prendre le travail social pour ce qui est d’une réflexion collective autour de l’état, de l’orientation et du devenir de la société.

C’est ici que la convivialité, de manière peut-être surprenante, s’avère particulièrement intéressante. On peut la comprendre de différentes manières : bien entendu et tout d’abord, comme le goût pour les réunions festives et pour le partage autour d’une table ; mais également, comme « le plaisir de vivre ensemble, de chercher des équilibres nécessaires à établir une bonne communication » (Corbeau Jean-Pierre, sociologue) ou encore comme la « capacité d’une société à favoriser la tolérance et les échanges réciproques des personnes et des groupes qui la composent » (Larousse). Un lieu convivial est alors à entendre comme un lieu qui suscite des relations favorables ou agréables parmi les membres d’un groupe, un endroit chaleureux, à dimension humaine, au service de l’humain. On le voit, se soucier de la convivialité est une manière singulière de se détacher de l’emprise de l’urgence. Il n’y a en effet pas plus éloigné de cette temporalité qu’un espace ou un moment convivial. C’est aussi, dans un dispositif comme un café socio-culturel, une manière de faire se rencontrer des mondes différents et de refuser leur cloisonnement, de refuser de rester soi-même cloîtré dans son propre univers.

Mais encore, la convivialité, plus précisément dans ces lieux de La Tuile, ne peut être séparée de la dimension citoyenne qui est l’un des traits essentiels de cette association. En effet, s’il y a une valeur ou une vertu propre à La Tuile, qui lui tient à cœur, et à raison, il s’agit sans doute de  l’engagement citoyen. On aurait ici une convivialité, sous ses airs anodins, inscrite dans des espaces qui prennent au sérieux la visée citoyenne. Trois point, qui sont aussi trois enjeux, semblent pouvoir être relevés au sujet de tels lieux, où se conjuguent convivialité et visée citoyenne. Premièrement, ces lieux permettent de créer du lien social entre des individus d’horizons différents, des rencontres qui ne sont pas uniquement conditionnées par notre statut social mais où le hasard, le désir et la curiosité peuvent venir se glisser. Comme le relèvent les concepteurs du Tunnel, il s’agit de « permettre une sociabilité plus large non élective » et de favoriser le « brassage social ». Il s’agit alors paradoxalement de lieux qui rendent possibles ou provoquent des « rencontres improbables » (expression notamment de Caroline Reynaud, dans son texte Le Festival de Soupes, symbole de lutte contre l’exclusion sociale).

Le second point, relié au premier, tient dans l’importance de ne pas se satisfaire de la tolérance, absolument nécessaire mais non suffisante dans une perspective citoyenne. En effet, et même si l’on parle de plus en plus et un peu partout de « haut seuil de tolérance », plus que de tolérance, qui est un concept froid, presque paternaliste, et qui d’une certaine manière tient à distance, il faut plus encore entretenir sa curiosité pour autrui, s’intéresser à son discours, à son système de valeurs et sa manière de voir les choses.

Plutôt que de relativisme – « ceci est ta position, ceci est la mienne, point barre » -, il faudrait parler de perspectivisme, lequel consiste à chercher à voir le monde de plusieurs manières, sous différents angles, de voir le monde, pour reprendre une formule de Nietzsche, « avec le plus grand nombre d’yeux possibles ». Ceci n’implique nullement que tout se vaut, que l’on n’ose nullement porter un regard critique sur la position d’autrui, mais plutôt que le monde est toujours plus complexe que ce que l’on veut bien croire et se persuader. On voit ici toute l’exigence que comporte ce que l’on appelle volontiers et parfois un peu rapidement notre ouverture d’esprit, l’enjeu étant la circulation des idées, des cultures, de la poésie, des manières de se représenter le monde, etc.

Le troisième et dernier point tient dans cette notion réapparue depuis peu  qui est celle de commun. Le commun, qui n’est pas la communauté, ni le communisme, n’est pas non plus l’identique, c’est-à-dire qu’il n’implique nullement des individus identiques ou une même identité culturelle. Il est sans doute pour partie une réponse à l’évolution d’une société portée par un individualisme mal pratiqué. On peut d’ailleurs noter que le mot convivialité est dérivé du latin convivium, qui signifie repas en commun. Commun donc, à saisir ici simplement comme ce autour de quoi des individus différents se retrouvent, autour de ce qui fait sens collectivement, qu’il s’agisse de biens ou de choses, de ressources, matérielles ou immatérielles, culturelles ou naturelles, que l’on estime avoir de la valeur et auquel on tient : des choses aussi diverses que la musique, le repas, la connaissance, la justice sociale, la pensée critique, la démocratie, la nature, et sans doute aussi l’enthousiasme – un enthousiasme commun qui pourrait bien avoir jusqu’ici trop souvent manqué et qui deviendrait alors pour ainsi dire le sel de nos démocraties.

Cette centralité du commun relève sans doute encore pour une bonne partie du domaine de l’idéal et de l’utopie, comme l’a été il y aura bientôt 30 ans l’idée de La Tuile. Tous les lieux de la Tuile ont d’abord été des rêves et des utopies renvoyant à un système de valeur et à des idéaux – je pense ici au texte de Martin  Hošek, Président  fondateur  de  l’association,  pour les 20 ans de La Tuile, texte qui a pour titre « La Tuile, un rêve réalisé ». Dans une société où le discours de la crise est omniprésent et où certains parlent désormais d’une fatigue de nos démocraties, d’une démocratie qui nous deviendrait de plus en plus étrangère – en deux sens : on ne la reconnait plus ; on n’y tient plus vraiment -, c’est alors peut-être l’idée d’utopie qu’il faut prendre au sérieux. Prendre au sérieux des utopies et des idéaux qui se tiennent à une juste distance du réel, ni trop loin, mais également et peut-être surtout ni trop près de la réalité. Tenir ensemble utopies, expériences et expérimentations, c’est ce que semble chercher désormais Le Tunnel lorsque ses protagonistes notent que, « dans une société en pleine mutation, charge à nous de réinventer de nouvelles règles conduisant au plaisir de vivre ensemble ». Voilà une utopie sur mesure, pourrions-nous dire, d’une institution citoyenne qui, en tant que partie de la Cité, cherche à l’orienter, à l’interpeller, à expérimenter de nouveaux dispositifs qui tiennent ensemble l’égale dignité des individus, la curiosité pour ce que l’on n’est pas forcément et bien sûr le plaisir de vivre ensemble.

J’ai essayé dans ce texte de montrer la sensibilité de La Tuile à quatre dimensions centrales de l’être humain et de la collectivité : une dimension spatiale – découvrir, éprouver et expérimenter différents champs de la société ; une dimension temporelle – non seulement se situer dans le temps de l’urgence, mais aussi dans celui de la convivialité, de la réflexion, etc. – ; une dimension citoyenne – participer collectivement à l’élaboration d’un monde commun ; et, enfin, une dimension utopique – nourrir et cultiver nos représentations d’un monde tel que l’on estime qu’il devrait être en référence à nos valeurs. L’enjeu consiste alors à tenir ces différentes dimensions ensemble et à éviter que l’on tombe dans l’ornière d’un réel trop contraignant, que l’on se désenchante de l’avenir de la Cité ou encore que nos idéaux ou utopies tournent à vide et en rond.

On pourrait alors dire, pour conclure, que La Tuile est portée par la conviction de l’importance de ses lieux de convivialité, en tant que, en leur sein, et finalement pas si paradoxalement que cela, pourrait peut-être bien se croiser à la fois de la cohésion sociale, du commun, de l’imaginaire, des temporalités significativement différentes, des « rencontres improbables », du dialogue et des débats, des regards multiples sur les problèmes et les points aveugles de nos sociétés. Bref, une Tuile portée par ses lieux qui permettent par le bas et par le citoyen ordinaire d’assumer les exigences que comporte la vie en démocratie et qui apportent leurs propres pierres à l’édifice démocratique. Ces exigences de la démocratie qu’exprime particulièrement bien le philosophe américain John Dewey, lorsqu’il affirmait en 1939 dans une conférence intitulée La démocratie créatrice. La tâche qui nous attend qu’il s’agit de cesser de penser la démocratie comme quelque chose d’extérieur, et qu’il nous faut absolument comprendre qu’elle est pour chacun une manière personnelle de vivre. »